top of page

"De grande taille, Guillaume dominait le médiocre. Son port de tête royal était hérité de son aïeul. Un profil audacieusement sensuel se dessinait avec caractère à la pointe d’un nez Bourbon. Les balafres entamaient front et joue. Point de perruque pour cacher sa chevelure mordorée qui tombait crasseusement sur des épaules larges et bien bâties. Des bottes crottées moulaient souplement ses mollets durs, et les éperons plantés à ses talons excitaient le flan du cheval qu’il montait à une allure effrénée à travers les routes. La belle aubépine de printemps, les orties cruelles, le chardon de perle, la baie sanglante dans le massif et les pâquerettes d’amour se déployaient sur les sentiers que battait le sabot endiablé de sa monture. A son congé, l’annonce de son retour sur ses terres familiales avait fait grand bruit. Les coquettes papillonnaient.Il s’accrochait à sa liberté, adorait sa solitude. Il entendait mener ses affaires comme bon lui semblait. Une jolie lavandière séduite près du petit pont de pierres, la marchande de beurre aux joues rebondies au marché de Chevreuse, la galante compagnie le soir, à l’auberge des Trois Chandeliers à Montfort. Voilà comment goûter à la vie et à la liberté. Une cuisse blanche et grasse, un jupon de soie et un rire frais comme l’eau qui chante au petit matin. Sa sœur Louise en restait pantoise. A coup sûr, Guillaume Deprez était père d’une dizaine d’enfants à travers le fief. Peut-être même avait-il convolé lorsqu’il était en garnison. Aucune demoiselle ne pouvait lui résister. Les jeunes personnes se jalousaient et se pâmaient pour un baiser de lui. Décrochait-il un sourire à l’une qu’il croisait sur son chemin, que son amie lui cherchait querelle ; offrait-il des beignets à l’autre que de méchantes bécasses lui mettaient le nez dans la boue. Il riait, s’amusait, se moquait et oubliait. La jouvencelle, à l’embonpoint charmant, méritait certainement ses offrandes, avant qu’il n’en soit lassé comme d’une vieille morue. Avaler ensuite des terrines poivrées et de la brioche moelleuse. Boire des rasades de bière. En toujours monter ce cheval nerveux pour défier la vie et la raison." Diane Pradal.

"Seize ans. Seize ans et l’éclat de la jeunesse comme la grenade bien mûre de l’été. Un regard d’eau un peu mouillé, des nattes blondes enroulées sous le chapeau de paille. La nuque gracieuse, cernée du ruban noir, qui disparaissait sous les mantilles l’hiver. Le sourire rose avait éclos et les étoiles remplissaient les yeux. À seize ans, il est vrai, les rêveries insolites s’envolent avec les tourterelles qui se camouflent dans les nuages.

« Ca non, la petiote Pointelet n’est point chabroque ! Elle n’restera pas fille en graine ! Une chance pour not’ maire qu’a point d’enfants ! », commentaient les bonnes femmes, quenouille aux doigts sur le pas des portes, lorsqu’Émilie leur passait sous le nez.

Et puis, rébellion et insolence germaient en sourdine. Les querelles incessantes avec la grand-mère Léonie, qui réprimandait, commentait et espionnait sans cesse, secouaient la maisonnée. La chambre perchée en haut de l’escalier devenait parfois une inaccessible tour d’ivoire.

Il y avait les ennuyeuses leçons de piano, les fins d’après-midi, que venait donner mademoiselle Julie, qui d’ailleurs courrait les cachets. Émilie chantait aussi faux que le grincement d’une chanterelle mal accordée ce qui lui valait des brimades incessantes. Elle n’appréciait la musique que pour danser. Les jambes fourmillaient quand il fallait rester concentrée à recopier des partitions, écosser les pois, piquer le tambour à tapisserie. Impatiente, elle balançait le nécessaire à couture à la figure de la grand-mère avant de s’enfuir dans le jardin.

‒ C’est ennuyeux de toujours coudre les nippes aux pauvres et faire les charités !

‒ Es-tu bienheureuse d’être trop robuste pour tâter de ma main ! lui criait celle-ci par la fenêtre. Quelle insolence en vérité, et souillon avec ça ! Regarde-moi donc ces points, as-tu donc des saucisses à la place des doigts ! Qu’est-ce que je vais faire de toi ? Aucun mari ne s’encombrera d’une telle andouille, incapable de recoudre un bouton !

‒ C’est égal, je resterai seule toute ma vie ! lui répondait sur le même ton Émilie, du fond du jardin.

‒ Est-elle enragée cette petite ? Et dire que c’est à toi, ma vieille Léonie, qu’il revient d’en tirer quelque chose ! Elle n’est bonne à rien, révoltée de tout ! Seigneur Dieu, si ses parents voyaient ça…

Léonie se faisait des cheveux : trop paresseuse en classe, Émilie n’avait pas cherché à obtenir son brevet des capacités pour devenir institutrice, comme elle l’aurait souhaité. Toutes ces occupations étaient bien trop studieuses et entamaient ses rêveries encore un peu juvéniles. Quand elle la voyait chausser ses gros godillots sous le cotillon pour arpenter la vigne sucrée, la brave femme se demandait d’où pouvait lui venir cet air de la campagne.

‒ Une vraie fille de ferme, se désolait-elle, habituée à se pavaner dans la soie.

Elle collait son oreille à la fenêtre, qui donnait sous l’auvent, et elle entendait Émilie en pleine confidence avec sa cousine Ursule Pointelet, qui demeurait juste à côté..." Diane PRADAL

​

"Les boulangers blafards et ventripotents apportaient le pain quotidien aux maisonnées, munis de leurs tailles. Les enfants chahutaient dans les jupes de leur mère et faisaient mille polissonneries avant de partir goguenards sur le chemin de l’école. Certains s’approchaient un peu trop près du puits où ils menaçaient sans cesse de tomber, d’autre escaladaient les fagots que Loison tenait amoureusement dans son petit bûcher. La gueule enfarinée pas encore tout à fait dessaoulée de la veille au soir, des travailleurs et journaliers trainaient la patte pour se rendre au travail ; encore une journée d’incertitude les attendait après les habituelles beuveries du lundi, avant de dépenser une partie du salaire journalier au cabaret ce soir. Ils se donnaient du courage en dégustant sur le pavé leur café au lait que leur avait vendu la femme à la fontaine dans un petit pot de terre pour seulement deux sous. Roch Duche, garçon d’attelage à la Petite Ecurie filait en vitesse car il était bien en retard ; Guillaume Odibert, ordinaire de la musique du roi, toujours bien mis, s’entretenait avec Etienne Bressier le maître à danser le plus convoité à la ronde ; Guillaume Odibert venait de Provence et lorsqu’il n’entonnait pas quelque air de rigodon de chez lui, son accent teinté des restes de langue d’Oc chantait dans la rue si bien que l’on pouvait repérer de loin. Tous deux se rendaient place Dauphine pour visiter leur ami André Campra dont la santé déclinait de jour en jour. Jean-Baptiste Desloges, un palefrenier aux Ecuries du Roy, entraînait de force un maquignon par le col et s’apprêtait à lui mettre un coup dans la figure, harangué par la veuve Faucille, la veuve Befferat et la veuve Scabre qui, comme de coutume, jacassaient à la porte d’une allée. Elles insultèrent au passage ledit Martin Routier, ce cordonnier flamand. Comme il était protestant et se plaisait à traiter « Saint-Jérôme de jean-foutre », il était fui comme un pesteux. Le regard mauvais, il cracha dans la direction des bonnes femmes qui se signèrent l’air effrayé comme si Satan en personne leur avait jeté quelque mauvais sort. La dame La Crampe sortit de son taudis avec une ribambelle de marmots sur les talons. Oh, il y en avait au moins huit ou dix, puis un jour il en manquait un que l’on enterrait et quelques mois plus tard un autre mioche revenait de chez sa nourrice, alors que le ventre de la dame La Crampe était presque toujours gros et rond. Ils étaient tous bien crasseux et plein de poux ces petits-là. Leur père serrurier était un brave homme, mais il devenait difficile de nourrir toutes ces bouches. Alors souvent, il envoyait ses aînés à Lourdes chez les grands-parents pour qu’ils aillent y travailler. Certains n’en revenaient jamais. Boivin le boucher quant à lui, entraînait ses bêtes au marché aux veaux. On vit aussi sortir de chez Loison Claude Moreau le ferblanctier et son pays, Marc Chignard, qui l’avait suivi depuis le diocèse de Sens avec sa nouvelle femme, la revêche Claude Héron. L’épicier Pierre Carré abandonnait de bonne heure sa boutique pour se rendre à l’église où il avait à faire en tant que marguillier de la paroisse, accompagné des frères Hoüet des épiciers demeurant rue Duplessis, dont la réputation de débauchés, n’était plus à faire. Chez les Matro, à la Rose Rouge, une fille différente de la veille sortait chaque matin de la chambre de Pierre de Nice, ce jeune postillon du Roi ; un fat qui se flattait d’entretenir sous le secret bon nombre de ses voisines pourvu qu’elles aient la croupe renflée et l’air sot. Bien que la mère Matro se défende sur la bonne fréquentation de son cabaret, une bonne partie des ivrognes et des canailles de la ville s’y donnait rendez-vous, et bien souvent des rixes ébranlaient le sordide établissement…  De toute façon, Jacques Loison enrageait contre les Matro qui lui causaient bien du tracas ; car le mur mitoyen qui séparait leur deux maisons pourrissait dans le sous-sol et les Matro revendiquaient que les Loison se chargent de le faire réparer. Ils prétextaient que la pourriture venait des fosses d’aisance situées dans la cour des Loison et qui accolaient le mur mitoyen. Loison était furieux ; cela faisait des années qu’il accordait aux Matro le droit de puiser l’eau de son puits gratuitement. Il se maudissait chaque jour de sa bonté.

A la fenêtre au deuxième étage de la maison des Vitry, la veuve Thérot en déshabillé observait le spectacle de la rue. Un ami qui était venu la consoler de son veuvage lui caressait la cuisse, en songeant à sa fille qui lui avait refusé ses avances."Diane Pradal.

 

​

bottom of page